Allongée sur mon lit, je fixais le plafond depuis une bonne dizaine de minutes. Je venais d'apprendre que j'avais obtenu ce travail aux Trois Balais et que je pourrais y commencer bientôt. J'allais enfin pouvoir reprendre ma vie en main, rembourser le prêt de ma minuscule maison et peut-être même que dans quelques mois, je pourrais m'offrir une virée shopping à Paris. Tout rentrait enfin dans l'ordre, mais pourtant, je me sentais vide. Le vide, c'est pire que tout. Je n'étais ni heureuse, ni malheureuse. Je n'avais pas chaud, pas froid. Je n'avais mal nulle part, mais je ne me sentais pas pour autant bien. Je me contentais de fixer ce foutu plafond blanc sans rien ressentir, et je savais pourquoi. Tout rentrait dans l'ordre, mais j'étais terriblement seule.
Me redressant finalement, j'allais me préparer un thé. J'aurais pu, comme bien souvent, combler mon vide émotionnel en allant descendre quelques bierraubeurre au Chaudron Baveux, mais ce n'était pas ce que je voulais. Ce que je voulais, c'était Lucas. Ce type m'avait littéralement sauvé la vie, cependant, depuis qu'on était arrivé à Pré-Au-Lard, ce n'était plus trop ça. Je commençais à vraiment redevenir moi-même, à être curieuse, à poser des questions. Beaucoup de questions, auxquelles il ne répondait jamais sérieusement. On ne s'était jamais clairement engueulés, c'était plutôt une question d'ambiance. Le courant ne passait plus aussi bien, et même si ça me crevait le cœur de l'avouer, ça me blessait. Et par-dessus tout, il me manquait.
J'éteignais la plaque de cuisson et reposais ma bouilloire dans l'évier. Je n'avais pas besoin de thé. J'avais besoin de m'expliquer avec mon ami. Tant pis s'il était tard, je savais qu'il ne me laisserait jamais dehors, et quand bien même, ce soir, je ne lui laissais pas le choix. J'enfilais mon manteau, entourait mon écharpe autour de mon cou et me mettait en chemin.
Le temps que j'arrive au Rolling Scones, la nuit était déjà tombée sur le village et seules quelques maisons étaient toujours éclairées. Je priais de tout mon coeur pour qu'il soit encore au magasin, parce que je ne me voyais pas refaire toute la route jusqu'à chez lui. Si seulement j'étais un peu plus prévoyante, je penserais à envoyer un hibou avant de foncer ... Je m'engouffrais dans le magasin par l'une des portes de derrières, dont j'avais une clé. Mes prières semblaient exhaussées, de la lumière filtrait de sous la porte de la cuisine. Un léger sourire de soulagement sur les lèvres, je m'y engouffrais.
« Hey, Lucas, t'aurais un moment pour qu'on se parle ? »
Il y a des jours comme celui-là où j’aurais préféré ne pas être de ce monde. Je n’aurais pas été le malheur de ma mère, je n’aurais pas été mordu et accessoirement un danger public. Je n’aurais pas fait parler et agir tous ces sang purs. Ça ne me ressemble pas d’être aussi négatif. En temps normal, j’aurais jugé bon de dire que je n’aurais pas causé le malheur de ce père inexistant à mes yeux, et que ma naissance aura au moins apporté ça de bon. Parce que oui, si ça ne lui a pas pourri la vie au début, maintenant, je me fais une joie de saloper toute sa lignée.
Ce soir, c’est différent, je suis redevenu la chose fragile que j’étais auparavant, dans mes années collèges. Je suis enfermée dans ma boutique, pour que personne ne puisse venir m’y trouver, pour partager ce moment avec moi-même et que tout le mobilier ne reflète plus que les difformités de ce corps qui se transforme en un autre plus poilu, plus petit. J’ai mal. J’ai peur. Je me tors de douleur. J’ai pris soin de boire cette fichue potion, comme un remède inefficace qui a pour seul but de minimiser le danger. Mais que je sois cette chose immonde à deux pattes qui n’est ni humain ni animal, ou que je sois sur quatre en tant qu’animal, le risque d’une morsure est toujours présent.
Je déglutis en entendant cette voix devenue familière. Je l’ai cherché pendant si longtemps qu’elle a fini par s’habituer à moi et venir trouver refuge ici elle aussi. Sans jamais confier ses maux, sans dire quoi que ce soit de trop. Je frémis et esquisse un sourire mal à l’aise tout en continuant cette contorsion presque impossible. Je retiens ma douleur au bord des lèvres. Je ne veux qu’une chose, c’est qu’elle s’en aille. L’angoisse me fait trembler, ou alors, je suis presque à bout. Quelques goûtes de sueur sur mes tempes, un mouvement plus violent de ce bras qui semble se rétracter et dont l’os se plie pour mieux s’adapter à cette forme plus petite. Par terre, à genoux, quelques derniers mouvements me forcent à relever la tête et à croiser le regard de mon invité surprise. Et pour une fois, ce ne sont pas mes peurs qui se reflètent, mais celles d’un autre. Les siennes.
Je me contre fous de ce qu’elle pensera, j’implore juste cette part sauvage en moi de ne pas lui faire de mal. Et dans une plainte mi humaine, mis animale, mon regard se noient avec la dernière image de Jazz.
***
Il la regarde, sans broncher, perdu. Le bleu de ses yeux est aussi profond que celui de Lucas. Ceux sont bien les siens au fond. Il n’en est juste pas conscient, à la manière d’un schizophrène. La bête semble méfiante, à la fois apeurée. Elle est déboussolée et grogne sans même avoir de cible. Les soubresauts de sa fourrure sont témoins de son angoisse. Il est comme lui, il panique dès que la pleine lune le force à surgir. Que vas-tu faire, Jazz Harlow ?