Une bonne partie des regards de la bibliothèque s’étaient posés sur Joan lorsque le jeune homme avait sorti un objet atypique, un artefact exceptionnel qu’il était rare de voir à Poudlard, une source de curiosité mais également de répugnance pour une bonne partie de ses camarades : un stylo. Les plumes d’oie et de hibou s’étaient suspendues dans les airs, pendant les quelques secondes que leurs propriétaires consacrèrent à l’observation de cette brillante invention de l’industrie moldue, puis chacun se concentra à nouveau sur son rouleau de parchemin.
Joan, pour sa part, observait sa feuille blanche — la feuille, autre miracle de la technologie. Il devait bien s’avouer que, parfois, le médiévalisme poudlardien le laissait un peu perplexe. Le téléphone, par exemple. Pourquoi n’y avait-il pas de téléphone à Poudlard ? N’était-ce pas une forme de discrimination à l’égard de ceux qui avaient grandi dans une culture moldue ? Attendait-on d’eux qu’ils allassent jusqu’à renier leurs racines ? Le stylo, le papier moderne, le téléphone, tout cela était tout de même beaucoup plus pratique.
Bientôt, la plume métallique se mit à courir sur le papier avec une aisance qui dépassait de très loin les grattements laborieux de ses voisins de table. Une demi-heure plus tard, la première lettre était achevée, écrite d’un seul jet. L’adolescent prépara l’enveloppe, l’adresse, le timbre et rangea le pli à côté de lui. La seule difficulté avait été de dresser un hibou à utiliser les boites aux lettres moldues — mais à force de patience, il y était parvenu, deux ans auparavant.
Il pouvait donc se livrer une fois par semaine, en toute quiétude, à une activité qui trahissait immanquablement son origine sociale : entretenir sa correspondance. C’était un rituel qui, pour la plupart des élèves nés dans un milieu moins favorisé que le sien, demeurait un peu obscur et, surtout, fastidieux. Parfois, un ami s’asseyait à côté de lui et parcourait machinalement les adresses de la douzaine d’enveloppes qu’il produisait chaque semaine, d’un air un peu perplexe.
Aux « Monseigneur l’Archevêque » de ceci, « Monsieur le Président » de cela se joignait les « Lady » Untel et les noms à particules. Le français, l’anglais, l’allemand et l’italien alternaient régulièrement sur le papier. Joan gardait du reste une série de dictionnaires et de grammaires autour de lui, pour s’assurer, de temps à autre, d’un doute que son éducation lui avait laissé — ils devenaient plus rares au fil des années et de la pratique, et à mesure que Joan se sentait plus maître des langues qu’il connaissait déjà, il songeait à en acquérir d’autres, et déjà il s’était lancé dans les rudiments de l’espagnol et du russe, quoique la vie à Poudlard ne lui laissât guère le loisir de beaucoup progresser.
Il y avait les mots de remerciements, les notes de condoléances, les lettres plus amicales et celles purement formelles, les amis de la famille, les relations d’affaires, les alliés politiques et ceux qui pouvaient être les ennemis de demain et qu’il fallait ménager. Joan avait beau embrasser pleinement le monde des sorciers et songer de plus en plus à y poursuivre une carrière politique, il n’oubliait pas son rôle dans la dynastie Ford et les responsabilités qu’il impliquait depuis qu’il entrait dans l’âge adulte.
S’il se livrait à ces exercices auxquels il était rompu sans déplaisir, parfaitement conscient de la nécessité de ce commerce épistolaire parfois vide de sens mais toujours riche en symboles, il ne fut pas fâché de l’achever deux heures plus tard et de pouvoir contempler, avec la satisfaction du travail accompli, la pile d’enveloppes. Son regard dériva vers la fenêtre la plus proche — il faisait peut-être un peu frais, mais le temps, pour la saison, semblait clément et l’invitait à se détendre par une promenade.
Naturellement, Joan avait toujours une façon très particulière de se détendre. Une fois les enveloppés rangées dans son sac, la bibliothèque loin derrière lui, les escaliers descendues et le parc à ses pieds, le jeune homme tira du même sac le dernier exemplaire d’un journal sorcier allemand, essentiellement consacré à la géopolitique internationale, et se mit à le lire tout en marchant.
Certains de ses camarades s’extasiaient parfois sur l’étendue de ses connaissances (tout en jugeant qu’elles concernaient des domaines un peu ennuyeux, comme l’économie et la politique), sans se rendre compte que ce savoir encyclopédique naissait d’une instruction permanente et rigoureuse, tout autant que de ses talents propres. Ce sens du travail et du devoir rendait l’existence de Joan un peu éprouvante.
Machinalement, il alla vers le petit pont de pierre, s’y engagea, et ce fut seulement parce que l’article sur les mutations des échanges transnationaux d’artefacts anciens s’achevait sur une conclusion alarmiste qu’il leva les yeux avant de passer au suivant — pour les poser sur une silhouette très familière, dont la présence éveilla aussitôt une étrange sensation au creux de son ventre.
Cette sensation lui était familière, désormais. Depuis quelque temps, à chaque fois qu’il rencontrait Belial, il avait l’inexplicable impression que quelque chose se passait. S’il avait déployé toute sa mauvaise foi pour ignorer la nature de cette impression au début, il avait été contraint de se rendre à l’évidence : il éprouvait désormais pour celui qui avait été depuis un certain temps déjà un très bon camarade des sentiments qui n’étaient plus exactement ceux de la simple amitié.
Parfois — mais c’était idiot de sa part, il en était convaincu — il avait l’impression que tout cela n’était pas qu’un tour de son esprit. Certains des regards que lui adressait son ami, la manière dont sa main pouvait rester quelques secondes sur son bras quand il voulait attirer son attention pour lui montrer quelque chose, une certaine inflexion de sa voix, éveillaient en lui un espoir mêlé de crainte qu’il s’empressait d’étouffer.
Tout cela avait fini par le rendre un peu nerveux en présence du Serdaigle et il perdait, à ses côtés, l’aisance éloquente qui le caractérisait d’ordinaire. Et pourtant, il y avait dans cette nervosité quelque chose d’agréable qui le poussait à rechercher plutôt qu’à fuir la compagnie du jeune homme. Alors Joan replia son journal et vint s’asseoir à côté de Belial, tournant son regard dans la même direction que le sien.
Un peu timidement, il murmura :
— Bonjour.Il avait envie, sans trop savoir pourquoi, de dire quelque chose d’intéressant, d’intelligent, pour que Belial fût un peu impressionné, mais il se sentait soudainement bête, désoeuvré et inculte.
— Parfois, quand je suis sur ce pont et que je regarde ce paysage, la peinture de Hadleigh Castle par Constable me revient à l’esprit. C’est cette…[
John Constable, Hadleigh Castle, 1829]
Il fit un vague geste de la main qui tenait toujours le journal en direction de la perspective, avant de soupirer, sans parvenir à trouver les mots justes.
— Je ne sais pas, ce sont les ciels, je suppose. Mais c’est sans doute un peu idiot, comme comparaison. Ça n’a rien à voir.Naturellement, l’inculture de Joan était toujours très relative et ne se privait jamais d’une référence aux peintres du dix-neuvième siècle, dont il supposait, sans y réfléchir, que tout le monde, bien entendu, les connaissait.