Au niveau des journées de merde, celle-ci se trouvait assurément dans le top 10. Déjà premièrement, parce que quand Nathan avait ouvert les rideaux ce matin, il pleuvait ! Ce n’était pas surprenant en soit, qu’il pleuve à Londres – on est censé s’habituer, au bout d’un moment. Oui mais là, le brun avait vraiment besoin de vitamine D, de la vrai et pas de la vitamine en cachet qu’on fait dissoudre dans de l’eau et qui a un goût de pisse de gobelin (ne lui demandez pas comment il connait le goût de la pisse de gobelin…). Tout ça n’aurait pas été si terrible si ses chaussettes avaient bien voulu coopérer. Pas moyen de mettre la main sur une paire qui ne soit pas : petit a) trouée petit b) propre petit c) avec sa copine (la malédiction des chaussettes orphelines) petit d) Obi-Wan Kenobi. Face au destin et au mauvais karma qui s’acharnait contre lui (ouais, carrément), Nathan avait décidé de prendre ça avec philosophie, pour une fois (Hakuna Matata !).
Il n’en résultait pas moins que c’était une journée de merde. Contrairement à l’habitude, même durant les heures les plus creuses, c’était le rush et le bar ressemblait plus à un champ de bataille qu’autre chose. Le brun n’avait pas eu un instant pour souffler dans la journée, remplissant sans cesse les verres de tous les bois-sans-soif des alentours qui avaient décidés de se réunir au Chaudron visiblement. Heureusement, son petit furet d’amour, Turlutte, l’aidait dans son dur labeur. La bestiole s’occupait de ramener la monnaie dans le tiroir-caisse et n’hésitait pas à mordre les clients un peu trop radins pour leur faire cracher la thune. La journée était tellement chargée que Nathan en oubliait même de râler comme quoi « c’est vraiment trop pourri de bosser ici, ça pue et c’est crado », chose que son patron avait fini par ignorer à la longue.
Le gallois avait bien mille autres raisons de grommeler, comme l’impatience et l’impolitesse des clients, qui souvent agitaient leur verre en l’air en gueulant « hééé un auuuutre ! » ce à quoi Nathan répondait avec toute l’élégance dont il était capable : « y’a pas le feu aux flaques, si t’en veux encore, bouge ton derche jusqu’au bar papi ! » (très peu donc, d’élégance). Vers 22h30, le jeu avait fini par se calmer, une bonne moitié des clients ayant mis les voiles (sans doute en avaient-ils assez de se faire insulter à tout bout de champ). Ces instants de répit, Nathan en profita pour aller se vautrer sur un tabouret, en faisant semblant de passer le chiffon sur la table pour nettoyer. Se frottant les yeux jusqu’à voir des taches blanches danser devant lui, le brun releva la tête pour parcourir le bar des yeux, histoire de jauger le profil des clients qui étaient encore scotché à leur chaise. Il croisa le regard d’un gars moitié troll moitié… il ne savait pas trop quoi (et préférait ne pas savoir) et lui fit un petit signe de la main avec un sourire crispé. Mieux valait ne pas froisser ce genre de lascar. Continuant son observation, il finit par s’apercevoir de la présence d’une jeune femme, assise un peu à l’écart dans la pénombre. Nathan fronça les sourcils tout en scrutant discrètement la brune, qui regardait le fond de son verre comme si elle semblait vouloir se noyer dedans ou comme si celui-ci allait lui donner la réponse à tous les mystères de l’univers.
Le gallois avait déjà remarqué cette femme qui venait depuis quelques temps, alors qu’il n’y avait jamais eu aucun signe d’elle auparavant. Elle s’asseyait souvent seule et commandait toujours la même chose et semblait boire bien plus que ce qu’elle ne pouvait tenir. Bien sûr, Nathan en tant que grand relou gentleman aurait pu aller la voir pour le tenir compagnie, mais il s’en était abstenu. Elle paraissait tellement au bord du gouffre qu’il ne valait sûrement mieux pas empirer les choses. Se relevant pour reprendre son poste derrière le bar, il entendit le bruit d’un verre se briser et il fit volte-face afin de fusiller du regard le coupable de cet horrible affront. C’était la jeune femme seule, qui regardait les débris de verre au sol comme si c’était la première fois que ça lui arrivait. Le gallois se radoucit (à 80% parce qu’il s’agissait d’une nana) et s’approcha de la brune, faisant disparaître les éclats d’un coup de baguette.
- Vous en faites pas, c’est pas la première fois ! J’veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas – menteur – mais est-ce que ça va ? Vous voulez pas un verre d’eau… pour changer ?
Sans prendre la peine de demander quoique ce soit, le brun s’assit en face de la jeune femme et fit venir jusqu’à lui un nouveau verre et une carafe d’eau. Il poussa le verre en direction de la brune, ne sachant pas trop si elle allait le boire ou bien le lui jeter à la figure.
Retrouver une vie normale était beaucoup plus complexe que tout ce que l'on pouvait penser. Shay Bright en avait pris réellement conscience ces dernières semaines. Elle avait vécu des années au sein d'un mariage – qui après de mûres réflexions était loin d'être parfait – exclue de la société. Elle n'avait pratiquement vu personne, s'était contentée de s'occuper de sa boutique de vêtements à distance, et avait eu pour seules rencontres les repas organisés par Nathanaël avec ses parents (à lui, puisqu'elle n'avait pas eu de nouvelles de ses propres parents depuis son mariage). A la mort de son mari, Shay avait eu l'espoir fou que tout redeviendrait comme avant. Qu'elle prendrait plaisir à discuter avec des inconnus, qu'elle recroiserait de vieilles connaissances, qu'elle se baladerait avec insouciance dans les rues de Londres, qu'elle prendrait plaisir à flâner dans les parcs, qu'elle retournerait voir des matchs de quidditch. La réalité était malheureusement bien différente, et la jeune Bright devait admettre qu'absolument rien ne ressemblait à ses rêves les plus fous. Sa vie était toujours aussi morne, seulement désormais elle était parfaitement seule. Nathanaël, qui n'avait pas été le mari du siècle, avait cependant été son seul compagnon de route pendant des années. Sans lui, l'ancienne serdaigle était perdue. Cela faisait un peu moins d'une semaine qu'elle se rendait tous les soirs au Chaudron Baveur. Ce bar lui rappelait de nombreux bons souvenirs, et elle avait naïvement cru que s'y rendre raviverait en elle la flamme de sa jeunesse. Douce désillusion. Elle n'avait croisé aucun de ses anciens petits camarades, n'avait discuté avec personne. Elle s'était contentée de s'asseoir et de boire quelques bières-au-beurre. Lasse, blasée, et triste, ce soir dérogeait à la règle. Certes elle était bien présente, à la table qui était désormais sienne puisqu'elle s'installait toujours à la même place, oui mais ce soir, ce n'était pas une bière-au-beurre qui se retrouvait devant elle, c'était un whisky pur feu. En vérité, c'était son troisième verre. Troisième ? Ou bien était-ce le quatrième ? La jolie brune ne s'en souvenait plus, mais cela lui était complètement égal. Si un voile de tristesse avait comme habituellement pris place sur son regard, l'esprit de la douce, lui, était parti loin. Elle avait réussi à faire le vide dans sa tête et elle devait bien admettre que cela lui faisait un bien fou. Son corps était légèrement alourdi par l'alcool, et elle avait conscience que son cerveau ne lui obéissait plus vraiment, mais elle s'en fichait pas mal. Elle n'avait qu'une envie pour ce soir : Boire. Boire et oublier. Soudain, sans qu'elle ne sache comment, elle laissa le verre qu'elle tenait entre ses doigts fins lui échapper. Quelques secondes plus tard, elle entendit l'objet se briser en mille morceaux sur le sol. Hébétée, et surprise, elle observa les dégâts qu'elle avait causés. Le silence sembla régner dans la pièce, ou peut-être simplement dans son esprit. Et instantanément, tout lui revint en tête. C'était comme si ce qu'elle avait tenté de fuir lui explosait à nouveau au visage. Rapidement l'ancienne serdaigle sentit les larmes lui monter aux yeux tandis que ses mains commençaient à trembler. Son cœur commençait à battre plus vite, et la jolie Shay commençait à perdre tous ses moyens lorsqu'elle entendit une voix : « Vous en faites pas, c’est pas la première fois ! J’veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas... » Sur le coup, la jeune Bright ne comprit pas que l'on s'adressait à elle, et puis finalement, prenant conscience que la voix était bien trop proche d'elle pour qu'elle ne s'adresse à quelqu'un d'autres, elle releva le visage et croisa le regard du serveur. « mais est-ce que ça va ? Vous voulez pas un verre d’eau… pour changer ? » Shay le fixait sans réellement comprendre ce qu'il lui voulait. Désorientée, et ne sachant pas comment réagir, elle l'observa juste réparer sa bêtise puis s'installer en face d'elle. Les larmes qui quelques secondes plus tôt perlaient aux coins de ses prunelles avaient disparu pour laisser place à l'incompréhension. [color:d754=cc0066] « Est-ce que ca va ? » répéta-t-elle d'une voix tremblante. Elle ne lui retournait pas la question, non, elle la répétait, comme si le fait de la prononcer elle-même à voix haute allait lui donner la réponse qu'elle cherchait et que l'inconnu attendait. Réponse qui ne vint pas. Elle finit par détourner le regard de l'inconnu et plongea ses yeux dans le verre d'eau qu'il lui avait apporté. Elle le prit entre ses doigts, le fit tourner quelques secondes tout en réfléchissant. Elle devait partir. Il fallait qu'elle parte. Elle ne pouvait pas rester ici, elle avait l'impression que le serveur lui faisait la charité et elle détestait cette sensation. Elle releva le regard vers lui et lui demanda : « Si je bois l'eau, vous me resservez un whisky ? » Et sans attendre une seconde, elle but son verre d'eau d'une seule traite. Elle jeta un coup d'oeil au jeune homme – qui devait avoir à peu près son âge – et lui demanda. « Deux whisky s'il vous plait. » Devant l'air surpris et sans doute sceptique de l'inconnu, elle ajouta : « Les deux ne sont pas pour moi. Le premier oui, le second est pour vous. » Elle ne savait pas très bien pourquoi elle faisait cela. Sans doute avait-elle peur de rester seule. Sans doute voulait-elle profiter encore quelques minutes de la présence d'un homme à ses côtés. Dans tous les cas, une lueur de défi était apparue dans son regard, lueur qui avait disparu depuis bien des années...
La jeune femme en face de lui semblait vraiment dans les choux. Nathan se retint de pousser en grand soupir en levant les yeux au ciel. Pourquoi c’était toujours à lui de ramasser les alcooliques ? Bon, d’accord, quand il s’agissait de jolies femmes, le gallois tirait moins la gueule, au bout d’un moment, hein, il faut être honnête! Il avait cru un instant que la brune allait s’écrouler lourdement sur la table, mais elle tint bon. Elle ne semblait pas tellement ravie de sa présence, mais Nathan voulait l’avoir à l’œil. Pas question qu’elle lui pose une galette sur le carrelage – POUR UNE FOIS merci mon dieu – à peu près propre. Regardant le fond du verre d’eau comme si celui-ci l’avait insulté, elle finit par le boire avant de redemander du whisky. Nathan la regarda d’un air légèrement blasé et la seconde d’après carrément affolé.
- DEUX ? Ecoutez ma jolie euuuh...
Le brun s’arrêta net face au regard brillant de la jeune femme, qui semblait le défier. Fronçant les sourcils et ne voulant pas la voir taper le scandale en plein milieu du bar, Nathan donna un coup de baguette et la bouteille de whisky s’achemina tranquillement vers la table. Un poivrot essaya au passage de l’attraper, ce qui fit bien marrer Nathan qui s’amusa à agiter la bouteille au-dessus de la tête de l’ivrogne, qui tentait d’attraper la précieuse boisson, telle la queue du Mickey dans les manèges.
- Héhéhé, c’est marrant hein ? Hum bon, donnez-moi votre verre. Faites-moi penser à vous faire signer une décharge, comme ça si vous tomber dans le coma, ce sera pas ma faute.
Nathan n’était pas tellement concerné par tous ces trucs de morale, comme quoi il ne fallait pas servir un client qui avait tellement bu qu’il transpirait l’alcool. Selon son humble avis (qui n’était certes pas le meilleur), si quelqu’un voulait se mettre la tête à l’envers pour oublier ses problèmes ou autre, c’était son choix. Ce n’était pas les occasions qui manquaient pour picoler. On est content, on picole, on est triste, on picole. On réussit ses exams à la fac, on picole, on rate ses exams à la fac, on picole. Poussant le verre rempli vers la jeune femme, il saisit le sien et le leva en l’air.
- A votre santé ! Enfin, pas celle de votre foie, visiblement.
Le brun bu une gorgée et sentit l’alcool lui brûler délicieusement l’œsophage. Il n’avait théoriquement pas le droit de boire pendant son service, mais si c’était le client qui offrait, il aurait été grossier de refuser ! Et puis, sans avoir besoin de cette excuse, Nathan se fichait pas mal de ce que pensait son patron, qui s’enfilait une bouteille ou deux en cachette le samedi soir.
- Je suppose que ce n’est pas le moment de vous demander la raison qui vous pousse à vous mettre dans cet état.
Technique du « je te demande ce qui va pas sous couvert du désintérêt dans l’espoir que tu me le dise » placée. Non pas que Nathan mourait d’envie de le savoir, mais la commère qui sommeillait en lui aimait bien être au courant de potins croustillant. Il prit une autre gorgée d’alcool et s’affala un peu plus sur la chaise.
- Je peux au moins vous demandez votre nom ? Au cas où quelqu’un serait à votre recherche et voudrait vous récupérer demain matin.
Nathan faillit ajouter « certainement pas dans un bel état » mais il lui sembla que ça aurait vachement grossier, de dire ça à une jeune demoiselle. Elle n’avait visiblement pas l’habitude de boire quelque chose d’aussi fort, mais elle tenait bien le coup. Nathan était de plus en plus étonné de voir de frêles jeunes femmes tenir aussi bien la bouteille, parfois comme de vieux buveur. C’était peut-être son côté macho à la cervelle manquante qui provoquait cet étonnement. Le gallois ne s’inquiétait pas trop des autres clients, qui commençaient à partir au compte-goutte. Le brun avait trouvé la combine de les faire payer dès leur commande prise, histoire d’éviter le coup du « restau-basket » et de devoir courir après les fraudeurs.
- Si jamais vous avez besoin, je peux vous réservez une chambre pour cette nuit. Je ne veux pas vous offenser, mais vous ne me semblez pas en état de rentrer en un seul morceau.
Nathan se souvenait de cette histoire horrible où un pote à lui avait perdu 3 orteils alors qu’il transplanait complètement ivre. Ils avaient tous fini la soirée à Sainte-Mangouste, à dessoûler comme des clodos dans le couloir.